mardi 31 décembre 2013

La quenelle et moi

Cet article va parler de quenelles en racontant ma vie. Donc si vous vous en foutez de ma vie et que vous en avez marre d'entendre parler de quenelles, j'aurais un conseil: ne lisez pas la suite.

Je suis la fille d'un monsieur qui est né en 1923. Je vous laisse calculer, en effet aujourd'hui il est très âgé. Il avait donc 20 ans en 1943. Il en avait 57 quand je suis née.
Ses 20 ans en 1943 ne l'ont pas incité à s'engager dans la Résistance. Ses convictions politiques non plus. Issu d'une famille aisée (fils de sous-préfet), il était en rupture avec elle à la suite d'histoires compliquées de brouilles et de remariages. Très jeune il s'est retrouvé à devoir se débrouiller seul et malgré une "bonne" éducation, s'est élevé, de ce que j'en sais, quasiment tout seul. Bref. La Seconde Guerre Mondiale, l'Occupation, il les a vécues comme il a pu, pas en héros c'est clair. Comme tout le monde, je crois.

Je l'ai toujours entendu tenir des propos antisémites. Pas particulièrement violents, mais très clairs : "Les Juifs savent se débrouiller" ; "Quand il y a de l'argent à prendre il y a toujours un Juif quelque part" ; "Il faut apprendre à repérer les Juifs" ; "Il n'y a que des Juifs dans les médias". Je me souviens qu'à un moment il aimait Jean-Jacques Goldman et qu'il écoutait, dans la chanson "Là-bas", la phrase "L'or est à portée de tes doigts" en disant : "Pour les Juifs, l'or c'est toujours important".

On s'est opposés là-dessus une bonne partie de mon enfance et de mon adolescence ; sur le racisme aussi, évidemment. Mais le racisme était "partagé" autour de moi par des camarades de classe : je me souviens de l'un d'entre eux disant "Je ne suis pas raciste, sauf envers les Arabes". Alors que l'antisémitisme de mon père apparaissait comme un anachronisme, quelque chose qui venait du passé. Au collège où j'allais, collège de campagne des environs de Lyon, je ne suis pas sûre que parmi les élèves il y en avait beaucoup qui avaient des notions sur le judaïsme, à part ce qu'on apprenait en cours sur la Shoah et ce qu'on voyait à la télé ou au cinéma (La Liste de Shindler est sorti en 1993, j'avais 13 ans). Je me souviens de la surprise de l'un des camarades quand je lui ai dit que Patrick Bruel n'était pas Arabe, comme il le croyait, mais juif (son vrai nom l'avait induit en erreur). Personne ne remettait en cause la Shoah.

Plus tard les critiques autour de moi sur Israël et sa politique n'avaient pas de caractère antisémite. Au lycée quand on apprenait la création d'Israël je me souviens de réactions dans ma classe "Ben désolés mais c'est les Juifs qui ont commencé", mais sans racisme associé à la condamnation politique (pas publiquement en tout cas). Après le lycée j'ai fréquenté des crétins qui s'insultaient entre eux "sale Arabe" (l'un était d'origine afghane), "sale Juif" et faisaient des blagues sexistes mais ça n'avait rien du sérieux de mon père qui disait "Les Juifs sont comme ceci, comme cela, ils se reconnaissent et se favorisent entre eux etc."

C'est pourquoi je suis tombée des nues, il y a trois ans environ, lors d'une soirée chez moi avec un couple d'amis. Ces amis vivent à Paris (moi dans la campagne tourangelle). Je ne sais plus comment la discussion en est venue là ; je crois qu'on parlait d'Israël. Soudain notre ami a dit "Les Juifs me font vraiment chier". Avec mon mari on a tout de suite repris "Mais non, pas tous les Juifs, les sionistes, ou ceux qui soutiennent la politique d'Israël", ce à quoi il a répondu avec véhémence : "Si, tous les Juifs". Et d'un coup, je ne sais pas comment, c'est parti sur Dieudonné: "Dieudonné a eu une phrase très juste quand il a parlé des cérémonies pour la commémoration de la Shoah, il a parlé de pornographie mémorielle". 
J'ai tendance à monter vite dans les tours dans les débats mais honnêtement, suite à mon ébahissement je ne crois pas avoir été particulièrement virulente. J'ai essayé de lui faire dire ce qu'il trouvait de particulièrement bien choisi dans cette phrase, pourquoi pour lui c'était si juste (personnellement, je trouve cette phrase comme le reste de l'oeuvre de Dieudonné, complètement conne et faite pour provoquer et faire parler : on parle sur du vide. Je crois que c'est exactement ce qu'il cherche à faire, exactement comme Le Pen faisait ses provocations à la con pour nous occuper. De ce point de vue-là c'est effectivement bien choisi. Pour le reste ça ne dit rien, rien, rien). Il n'a pas répondu. Lui et sa femme sont partis sur le fait qu'on en faisait des tonnes sur la Shoah alors qu'il y avait d'autres drames équivalents dont on ne parlait pas. Ce qui est terrible je crois c'est que dans la discussion mon mari et moi avons quand même réussi à les faire convenir que non, que la Shoah avait un caractère historique indiscutablement unique, que les commémorations n'étaient pas superflues etc. Pourtant, restait cette idée: "Les Juifs restent entre eux, ils ne se mélangent pas. Je n'ai de problème avec aucune autre communauté, sauf les Juifs".

On n'en a jamais reparlé directement. Chaque fois que je repense à cette conversation je me mets en colère intérieurement. Je n'arrive toujours pas à me faire à l'idée que ces arguments que je croyais appartenir au monde de mon père (né en 1923) aient pu revenir chez moi dans la bouche de gens que j'apprécie, et qui ont mon âge.
En tout cas ils ont très mal pris le fait qu'on leur dise qu'ils étaient antisémites. Je n'ai toujours pas compris où ils mettaient la différence entre la phrase "Tous les Juifs, sans exception, me font chier" et l'antisémitisme.

Plus tard, j'ai fait connaissance avec la quenelle. J'étais amie FB avec un comédien qui vit dans une ville moyenne pas très loin de Lyon. J'ai quelquefois partagé ses vidéos. C'est quelqu'un de très engagé politiquement, qui a un vrai talent d'orateur et qui fait des vidéos où il donne son avis sur tout et surtout sur la vie politique locale. C'est aussi un passionné de démocratie athénienne. Il veut renverser le pouvoir en place et mettre en place une démocratie fondée non sur les élections mais sur le tirage au sort. Et il monte des spectacles théâtraux pour promouvoir ses idées.
Sur son mur FB ont commencé à apparaître des odes à Dieudonné "l'anti-système", le "paria des médias". Et ont commencé à apparaître des quenelles "glissées" aux politiques locaux de sa ville. Ca commençait déjà à me gonfler: Dieudonné me fait chier, et si je n'identifiais pas la quenelle comme un geste antisémite, le côté homophobe et/ou sexiste me paraît, encore aujourd'hui, indiscutable.
Bref, il a raconté un jour comment il s'était fait éconduire de la bibliothèque municipale, la conservatrice n'ayant pas voulu accueillir un de ses spectacles (ou ateliers, je ne sais plus). Du coup il s'est mis à dire quenelle par-ci, quenelle par-là à la pauvre dame en question. J'ai dit un truc qui ne lui a pas plus sur FB, il m'a viré de ses amis. J'ai continué à le suivre de loin en loin et puis j'ai lâché l'affaire. Là je suis retournée voir son mur hier pour voir comment il se dépêtrait dans ses contradictions: il nie tout antisémitisme de Dieudonné et prétend que c'est une stratégie des médias pour ne pas avoir à l'écouter.

Donc aujourd'hui il y a des gens pour dire qu'on en fait trop avec ces quenelles, que c'est donner de l'importance à des gens qui ne le méritent pas, que ce n'est pas si grave. Mais comme tout le monde je regarde ça. Je ne nie pas la possibilité qu'une partie des cons gens qui font des quenelles le font par provocation, comme ces ados qui partagent des images pédopornographiques sur les réseaux sociaux.
Mais je pense à l'antisémitisme "historique" et "sérieux" de mon père revenu dans la bouche de mes amis d'aujourd'hui. Je ne sais pas comment ces amis ont vécu le fait qu'une petite fille de 8 ans s'est fait courser dans la cour de son école avant de se prendre une balle dans la tête, par quelqu'un que, sans doute, "tous les Juifs faisaient chier" également. En France, en 2012. Je ne pense pas que ces amis tueraient des Juifs ; mais je pense à la dame dans Shoah qui occupe un appartement laissé vide par ses propriétaires Juifs, et qui répond tranquillement aux questions de Claude Lanzmann: "Où ils sont allés? Eh bien, ils sont partis..." (c'est , à partir de 00:37:03) Est-ce que mes amis pourraient se conduire comme cette dame? Honnêtement, je n'en sais rien. Ca me fait bien chier de ne pas le savoir. Et voilà pourquoi je trouve que non, qu'on n'en fait pas trop avec les quenelles. Et on devrait tous lire ça.