dimanche 1 mars 2015

Les filles peuvent-elles faire partie du Cercle des Poètes Disparus?

Il y a plusieurs mois, alors que je discutais féminisme sur Twitter, mon interlocuteur a twitté 2 choses qui m'ont interpellée (je reformule ses tweets, pardon à lui s'il se reconnaît et s'il juge que je déforme):
- l'oppression des femmes est le fait de quelques connards dont je ne fais pas partie, donc je n'ai pas à payer pour cette oppression
- jamais je n'ai participé de près ou de loin, à une "entreprise" (au sens large de "projet" etc.) pouvant être accusée de sexisme, ni n'ai promu un film pouvant être accusé de sexisme. Donc je n'ai pas à être accusé de sexisme.

Ces deux tweets m'ont plongée dans la perplexité et un peu dans le découragement, tant ils révèlent le fossé qui existe entre ma façon de voir le féminisme et la sienne, alors que par ailleurs nous sommes d'accord sur ce que l'on pourrait appeler l'essentiel: les femmes doivent avoir les mêmes droits que les hommes.

La différence est la suivante: lui pense qu'il y a d'un côté les méchants sexistes et de l'autre les gentils antisexistes, et qu'il fait partie du second camp ; je pense pour ma part que c'est "la société" qui est sexiste, qui met à l'oeuvre des mécanismes sexistes qui conduisent à une restriction des droits et des libertés pour les femmes, et que comme nous faisons tous partie de la société, nous avons tous une part de responsabilité dans cet état de fait, à des degrés divers.
Le dernier article de Crêpe Georgette est, je trouve, très éclairant sur ce point, au sujet des affaires DSK. En effet, ces affaires ont à nous apprendre des choses sur les protagonistes directs mais également sur nous tous, qui formons cette société où ces affaires peuvent se produire, qui aurions pu voter pour cet homme, qui plaisantons, haussons les épaules ou avons fermé les yeux tant d'années. Si "ce qui cause les violences sexuelles est l'impunité sociale dont elles bénéficient", qui est responsable de cette impunité sinon nous tous?

Le deuxième argument parlait plus explicitement de cinéma. Mon interlocuteur se défendait en gros d'avoir jamais promu un film sexiste.
J'avoue avoir du mal à le croire étant donné qu'il faut tout simplement chercher longtemps, au moins dans la production hollywoodienne mainstream, avant de trouver un film qui puisse en être exempté.
La semaine où nous avons eu cette discussion, j'ai été frappée par 3 films qui sont justement passés à la télé et que j'ai regardé (et même apprécié!), alors que leur vision des femmes est pour le moins discutable.
Le premier, La nuit au musée 2, se paie quand même le luxe de transformer une figure historique de l'histoire des femmes, Amelia Earhart, en un personnage énamouré du héros qui ne pense qu'à le séduire pendant tout le film.
Le deuxième, Un jour sans fin, est une quête dont la récompense que le héros parvient à obtenir après avoir subi de multiples épreuves, est la femme qu'il convoite. Le personnage féminin est donc réduit au rôle de récompense du héros.

Je vais m'attarder plus longuement sur le troisième, parce que comme beaucoup de monde c'est un film qui m'a énormément marquée. Et comme beaucoup de monde, j'ai été extrêmement peinée par la mort tragique de son acteur principal, Robin Williams. Il s'agit du Cercle des Poètes Disparus.
Dans l'une des scènes de son cours, le Professeur Keating incite ses élèves à diversifier leur vocabulaire pour s'exprimer plus précisément. Et il y a cette scène célèbre où il leur "enseigne" sur un mode humoristique la véritable raison pour laquelle le langage a été inventé:




"Pour communiquer?" "Non, pour séduire (-la VO dit "to woo"=courtiser, amadouer) les femmes".
Ah. Le langage a été inventé pour séduire les femmes.
On suppose donc que le langage a été inventé par des hommes hétérosexuels. Et les femmes, elles ne parlent pas alors (sauf celles qui veulent séduire les femmes)? Et ceux qui se foutent de séduire les femmes, ils ne parlent pas non plus?
Allez, c'est juste une blague, faite à une classe de garçons en 1959. Oui, c'est une blague sexiste et hétéro-centrée, mais on va dire que c'est le contexte qui veut ça.

En revanche, l'"histoire d'amour" qui est présentée dans le film, est extrêmement sexiste, et encore aujourd'hui je suis très mal à l'aise par rapport à cette histoire dans l'histoire.
L'un des élèves, Knox, tombe amoureux "au premier regard" d'une jeune fille nommée Chris, qu'il ne connaît pas du tout. Il sait une seule chose d'elle, elle est la petite amie d'un garçon costaud, sportif et riche. Leur "histoire d'amour" consiste pour lui à la séduire, en deux temps:
1. Lors d'une soirée où ils sont tous les deux émechés, Chris s'endort sur ses genoux, il en profite pour déposer un long et doux baiser sur son front.
2. Il lui lit un poème qu'il a écrit pour elle dans son école, devant sa classe, alors qu'elle lui a clairement demandé de la laisser tranquille. Il passe outre sa demande.
Ces deux épisodes où il force Chris, d'abord à recevoir un baiser, puis à l'écouter, s'avère payants puisqu'elle accepte d'aller au théâtre avec lui vers la fin du film.
Le film envoie donc le message que pour séduire une femme il faut un peu la forcer, et que même si elle n'a pas envie d'être avec toi, insiste un peu (mais en lui lisant de la jolie poésie par exemple) et tu l'obtiendras à la fin.
 Cette narration est horriblement sexiste. Heureusement que c'est une intrigue secondaire qui, il me semble, ne "pollue" pas le reste du film. D'ailleurs je trouve qu'on se fout complètement de l'issue de cette histoire, par rapport à la passion de Neil pour le théâtre ou au mal-être de Todd. Pour parler de moi, à l'époque où j'ai vu le film pour la première fois (j'avais une dizaine d'années et était très encline à tomber amoureuse des personnages dans les films) je me suis totalement foutue de Knox. Non, moi, celui que j'aimais, c'était Charlie Dalton.



Or Charlie Dalton, c'est certes le mauvais garçon, celui qui flirte avec les limites du règlement de l'école, celui qui a de la répartie, qui fait des blagues de cul (gentillettes). Mais Charlie, c'est aussi celui qui, dans une scène d'anthologie, réclame la mixité de son école.




C'est lui qui invite deux filles au Cercle des Poètes Disparus. À mon sens, il traite les filles comme ses égales contrairement à ce que fait Knox, qui voit Chris comme une conquête.
Mais dans le film, c'est la relation de Knox et Chris qui est montrée comme romantique, alors que Charlie est vu comme "le tombeur".
Il y a là un vrai problème de sexisme ; et pourtant c'est dans un film en apparence irréprochable, un film qui a marqué énormément de gens et pas seulement des infâmes tortionnaires de femmes ; un film que j'aime beaucoup, malgré ce "petit" défaut...

Mais ai-je vraiment le choix? Peut-on vraiment, dans la société qui est la notre, choisir de n'apprécier que des objets culturels irréprochables d'un point de vue féministe? À mon sens c'est tout simplement impossible, car alors on n'aimerait plus rien. On peut trouver ça triste ou révoltant, ou juste estimer que c'est la vie, qu'elle est nécessairement imparfaite, mais que pour l'améliorer il faut commencer par reconnaître sa propre part de responsabilité.

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